La taillerie, vous le savez, c’est un travail de longue haleine. Nous commençons dès novembre pour finir fin mars, consacrant presque chaque heure de chaque jour à tailler un à un nos ceps, quel que soit le temps. C’est un travail répétitif et fatigant. Usant. Mais quand le temps n’est pas trop mauvais, je mesure ma chance : c’est un travail qui ne génère pas de stress, c’est un long labeur qui n’obéit pas à l’instantanéité et immédiateté qui tyrannisent notre société. Ce sont de longues heures propices à la réflexion. Je commence une route et je laisse aller mes pensées.

Après avoir découvert l’année dernière que les tyrannosaures avaient des plumes, mes pensées ont vagabondé cette année sur la mesure du temps, du temps qu’il faut pour produire une bouteille de champagne et du temps qu’il faut pour la déguster. Le premier prend des dizaines d’années. Le deuxième est un instant presque éphémère à l’échelle du premier. Et je trouve que c’est là toute la chance et la beauté de mon métier. Je m’explique.

Quand on plante une jeune vigne, c’est pour 40 ans au moins. La plupart de nos vignes sont donc plus âgées que moi. C’est pour cela que je les respecte : elles ont vécu plus de saisons que moi. Et c’est aussi pour cela que j’encourage et que je veille sur les plus jeunes comme sur mes propres enfants. Donc, le temps des vignes est long.

Le temps du travail qu’on leur consacre l’est aussi. La taillerie en est le meilleur exemple : pied après pied, on avance doucement. Le temps de la vinification et du vieillissement en cave est long aussi : chez nous, il dure au moins 4 ans. Et quand enfin les bouteilles sont prêtes, après ces années de travail et de patience, vient le temps de la dégustation.

Le Champagne est un vin d’instant : un instant joyeux souvent, un moment qu’on célèbre. Au regard du temps que chaque bouteille renferme, c’est un instant éphémère.

Alors vous me direz que je finis par divaguer en taillant. En fait, je pense que je me suis trouvée une excellente motivation : la conviction qu’en faisant le meilleur travail possible, l’instant Champagne ne sera pas éphémère mais restera au contraire dans vos mémoires comme un très bon souvenir, lié à un beau moment accompagné d’un excellent Champagne. En taillant sous une pluie très froide qui me faisait trainer des kilos de boue sous mes bottes, dont le poids me cassait le dos, j’ai pensé que tout cela valait la peine si dans quelques années, l’un ou l’une d’entre vous ouvrait une bouteille de Champagne Plener pour célébrer un moment particulier et que la beauté de cet instant persistait dans son souvenir pour encore de nombreuses mois. Alors, tout mon travail en vaut la peine.

Mais tout de même : la taillerie, pour cette saison, c’est fini : ça, c’est un moment joyeux qui mérite un instant Champagne ! (et hop, la boucle est bouclée !).

champagne bouzy

Sous la pluie avec des kilos de boue sous les pieds (à « la Julienne »)

taille vigne champagne

ou quelques jours plus tard en manches courtes sous le soleil (aux « Monts des Tours »)

champagne grand cru

au bout du compte, l’essentiel est de finir et de contempler le travail accompli (à « la Pointe », aujourd’hui !)